« Mon esprit dépérit quand je suis oisif. »
Il y a cinq ans. «
Tu es ridicule, Camille. » Les mots sortent de la bouche de Pia, coupants comme des rasoirs. Pia Hutchner ne fait pas dans la dentelle, et surtout pas lorsqu'elle s'adresse à son ex-mari. Il lui en a tellement fait baver, toutes ces années où elle a dû s'occuper des enfants pendant qu'il travaillait jour et nuit. Tu es marié à ton bureau, lui a-t-elle longtemps répété. Aujourd'hui, il peut vivre heureux avec ce morceau de bois de malheur. Pia elle, est libre. Et Camille est effondré. Le coup du divorce, il ne l'a pas vu venir. Il a cru qu'elle resterait avec lui, pour toujours. Elle était son conte de fées, la femme de sa vie. Mais voilà, les contes de fées, ça n'existe pas. Et le malheur n'est qu'un cache-misère. La réalité est bien plus sombre qu'il n'y paraît. Et Camille en paie le prix fort.
«
Laisse-moi me racheter, je t'en prie » murmure-t-il, à genoux devant elle. «
Je travaillerai moins, je ferai attention à tes désirs, je m'occuperai des enfants. Pia, s'il te plaît. » Il sait parfaitement qu'elle ne cédera pas. Elle a déjà pris sa décision, de toute façon. Mais Camille a peur de perdre ses enfants. Et celui qui patiente au chaud dans le ventre de Pia ? Qu'en sera-t-il ? Elle lui a promis qu'il choisirait son prénom et l'a juré devant l'avocat. Comme pour les trois aînés, il choisira le prénom. Mais qu'aura-t-il de cet enfant ? Pia acceptera-t-elle qu'il le voit ? Camille va se battre, s'il le faut, mais il verra son enfant grandir.
Il y a quatre ans. «
Dis Papa, comment tu étais quand tu étais petit ? » Camille relève la tête, sa spatule en bois dans la main au-dessus de la casserole de purée. Il regarde ses deux aînés qui semblent attendre sa réponse avec impatience, tandis que le petit dernier, Danaos, s'acharne sur sa girafe en plastique. «
Eh bien j'étais comme ton frère et ta sœur, Polynice » répond leur paternel en cachant le trouble que la question du petit garçon de cinq ans vient de provoquer. Camille n'a jamais parlé de son histoire à ses enfants. Pia a-t-elle cafté pour se venger ? «
Est-ce que Maman t'en a parlé ? » demande-t-il avant de recevoir une négation catégorique d'Etéocle, son aîné de quinze ans qui s'amuse comme un petit fou de voir son père ramer pour éviter le sujet. Camille n'est jamais parvenu à comprendre cet ado qui ressemble en tout point à sa mère, de la pointe de ses cheveux roux à son caractère emporté et explosif.
«
Eh bien, je suis né à New-York, comme Maman » commence Camille tout en servant la purée. «
J'y ai grandi avec mes parents, tante Amélia et oncle Max. C'était sympa de grandir au pied des grands immeubles et dans les rues pleines de monde. On ne s'ennuyait jamais » continue-t-il, taillant à la machette des pans entiers d'une enfance triste et morne, car Camille s'est promis de ne jamais révéler la vérité à ses enfants. Jamais il ne leur dévoilera qu'il est le fils d'un chômeur ivrogne et d'une strip-teaseuse. Jamais ils ne sauront que sous sa chemise immaculée se cachent les traces de la ceinture en cuir qui a corrigé tant de ses impertinences. Jamais il ne leur dira qu'à l'autre bout du monde, vit une tant qui a fuit la violence du foyer et s'est construit une nouvelle vie, loin des siens. Comment leur dire que si leur grand-père essayait de les approcher, Camille serait capable de le tuer de ses propres mains ?
«
Papa, ça va ? » demande Cassandre en posant sa main sur le bras de son père, tirant Camille de ses rêveries. Il pose un regard attendri sur ses enfants. Il voit dans le regard de ses aînés qu'ils ne lui ont pas pardonné le divorce, mais au moins, ils sont assis à sa table. Camille repense soudain aux dîners de son enfance. Ils étaient le moment de la journée qu'il redoutait le plus. Il faisait tout son possible pour s'attarder à l'école, jusqu'à ce que le concierge le mette gentiment dehors. Personne n'a su la réalité du foyer Hutchner jusqu'à ce qu'Amélia arrive un jour en pleurant à l'école, le visage bleui par la gifle de son père. Personne n'a porté plainte. Personne ne s'est vraiment inquiété de faire changer les choses. Alors Tom Hutchner a continué, impunément. Après tout, qui se serait alarmé d'une chose aussi courante dans le voisinage ?
«
Vous avez de la chance d'avoir une telle vie, rappelez-vous-en dans les moments difficiles » dit Camille en les regardant, ses quatre trésors. Il a fait un beau dégât de son mariage, mais ses enfants, ils sont sa plus belle réussite.
Il y a trois ans. Camille retire la bouilloire de son socle et la dépose sur la table, entre les deux tasses. Il attrape les sachets de thé et en déplie deux, les tendant à sa sœur. La pendule de la cuisine sonne minuit et, enfin, Camille peut se poser un peu. Il revient d'un voyage de deux jours à Atlanta et n'a même pas pu partager le dîner avec sa famille alors Amélia reste un peu encore pour lui raconter la journée. Etéocle est arrivé premier à sa compétition de natation, Cassandre a été nommée à la tête de la chorale, Polynice a reçu un prix de dessin et Danaos a fait le tour de la maison en nommant la moitié des meubles. Camille lâche un sourire fatigué. Il est épuisé et voit bien qu'il manque des moments importants dans la vie de ses enfants.
«
Et ta journée ? » demande Amélia en sirotant son thé. «
Rien de bien intéressant » répond Camille. «
Un illuminé voulait une baignoire sur le toit et une cave à vin dans sa salle de bain. Il m'a fallut quatre heures pour que les plans lui conviennent parfaitement. Heureusement qu'il paie bien » ajoute-t-il en laissant sa tête aller contre le dossier de son fauteuil. «
Cassandre m'a encore demandé si nous étions heureux pendant notre enfance » dit alors Amélia, sachant parfaitement que son frère déteste parler des années passées à New-York. «
Je lui ai dit que les dernières années de lycée et celles de fac ont été merveilleuses. Je n'ai pas abordé notre enfance, ni notre adolescence » le rassure-t-elle en voyant son air inquiet. «
Il faudra que tu leur en parles un jour ou l'autre, Camille » ajoute Amélia en se penchant, posant sa main sur celle de son frère. «
Cassandre et Etéocle sont suffisamment grands pour savoir. » Camille retire violemment sa main et se redresse. «
Tu es gentille, tu ne me dis pas comment élever mes enfants » dit-il d'une voix froide.
Amélia hausse les épaules. Elle connaît l'humeur de son frère et sait que parler de leurs parents est un sujet sensible. Alors elle passe à autre chose. Elle tire une enveloppe de la poche de sa veste et la tend à Camille. «
Tu ferais mieux de poser ta tasse avant de l'ouvrir » lui conseille-t-elle. Camille obtempère avant de regarder l'adresse de l'expéditeur. Rien. Il décachette l'enveloppe et en tire une carte de couleur pourpre sur laquelle s'étend l'écriture argentée de Pia.
Mademoiselle Pia Cox & Monsieur Maxime Hutchner
sont ravis de vous inviter à leur mariage.
Camille déglutit. Un petit morceau de papier accompagne l'enveloppe.
Max voulait t'inviter.
Ne te sens pas obligé de venir.
Pia.
Il y a deux ans Camille pousse la porte de chez lui d'un coup de pied, envoyant sa mallette valser sur le canapé. Il referme le battant de la même façon et lâche son pardessus au-dessus du canapé. Il ouvre la baie vitrée et sort son paquet de cigarette, s'en clouant une au bec. La lumière de l'intérieur illumine la nuit d'encre qui a recouvert la ville. Respirant profondément, il peint des volutes de fumée sur le ciel de velours. Il est très tard. Quel âge avait-elle, cette fois ? Camille s'en fiche. Il n'a pas aimé l'odeur de son parfum, la vulgarité de sa robe trop courte et la pointe d'hystérie dans sa voix. Il sort son portable de sa poche et ajoute une note à la longue liste :
Dire à Amélia d'arrêter avec les présentations foireuses.
Il range son téléphone et ferme la fenêtre. Il fait trop froid pour fumer dehors et puis de toute façon, les enfants ne sont pas là. Ils ne risquent pas de lui rappeler que le tabac, pour des adolescents et un bébé, c'est très mauvais. Camille monte à l'étage et s'assoit sur le bord de son lit. La fumée emplit la chambre et le silence de la grande maison en devient presque assourdissant. Camille pose ses mains sur ses tempes, accoudé sur ses genoux. Il ferme les yeux. Il est incapable de l'oublier. Alors que le visage de Pia apparaît dans sa tête, une douleur lui tord les boyaux. Il se lève d'un bond, pose sa cigarette dans le cendrier de sa table de chevet et retire sa chemise, en arrachant presque les boutons. Il ouvre les portes du placard, dévoilant l'immense miroir qu'elle voulait tant. Les yeux de Camille se posent sur les stries rouges qui semblent vouloir s'emparer de son torse et de son ventre. Il ne se retourne pas. Il connaît par cœur chaque recoin de la peau rougie par les mauvais traitements. Et ils font partie de ces chaînes qui le retiennent accroché à son passé. Il n'y a eu que Pia, pour ne pas le regarder avec pitié et pour penser les plaies d'une blessure béante. Elle a été son ancre, pendant tant d'années. A quoi peut-il encore s'accrocher ?
Il y a un an Camille est agacé. En fait, c'est plus qu'agacé. L'incompétente en face de lui l'a très bien senti et elle ne peut s'empêcher de bredouiller, s'enfonçant de plus en plus. Son patron se pince l'arrête du nez et elle sait que c'est fini. Camille est en train de faire de gros efforts pour se retenir. Il peut exploser d'une minute à l'autre et elle a très bien compris que c'est l'épée de Damoclès qui est à deux doigts de s'effondrer sur sa tête. Camille relève la tête et ouvre les yeux. «
Je suppose que vous êtes consciente, Meredith, que ce que vous me présentez-là est indigne de la réputation de cette entreprise et du salaire que je vous verse tous les mois ? » lance-t-il en entrelaçant ses doigts, les coudes appuyés sur les accoudoirs de son fauteuil de grand manitou. L'employée baisse les yeux et cherche un soutien chez ses collègues. Mais aucun n'osera s'élever contre Camille. Ils tiennent tous à leur job.
«
Je crois que vous connaissez la direction jusqu'à la porte » déclare-t-il alors en fixant la pauvre Meredith qui tente de se justifier. Camille se lève soudainement et, appuyant ses mains sur le bord de la table, pose sur son employée un regard emprunt de mépris. «
Je ne vous mets pas dehors parce que je n'aime ni vos robes ni votre parfum, que vous ne savez pas vous coiffer et que vous riez comme une gourde, Meredith. Je vous mets dehors parce que vous êtes incompétente, quoi que mon DRH ait pu en penser. Vous êtes incapable de rendre un projet complet et cohérent. Mon équipe ne s'en portera que mieux, de ne pas avoir à traîner un boulet toute la sainte journée. » Camille se rassoit et, sans un regard pour la pauvre femme qui semble se liquéfier sur place, il tire le plan d'un de ses employés vers lui, tire son stylo de sa poche et modifie certains traits.
Aujourd'huiAujourd'hui, Camille est détesté par ses employés et dirige d'une main de fer sa boîte. Architecte de renom dans la région, on sait également de lui qu'il est particulièrement désagréable mais que ses maisons sont splendides.
Aujourd'hui, Camille a une relation difficile avec Etéocle et Cassandre, âgés de dix-neuf et dix-sept ans. Avec Polynice et Danaos, respectivement neuf et quatre ans, les choses sont plus simples. Ils s'entendent bien avec leur père et son ravis de passer du temps avec lui. Camille ne leur a toujours pas parlé de son passé. Cependant, Etéocle a mené son enquête auprès de son oncle et beau-père, Max. Il réunit les bribes d'une réalité qui l'effraie de plus en plus.
Aujourd'hui, Camille ne s'est toujours pas remis de son divorce et éprouve de grosses difficultés à oublier Pia. Il voit une autre femme et s'attache à elle. Peut-être est-elle celle qui saura le faire passer à autre chose et construire un nouvel équilibre ? Surtout que depuis que les rêves reflètent le passé des personnages de contes de fée, Pia en parle avec Cassandre qui partage avec son père sa crainte que sa mère soit devenue folle.